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Inside Llewyn Davis : l’odyssée de l’échec

Llewyn Davis jouant ses compositions folk face à un public peu attentif

Llewyn Davis: un héros fort peu héros.

C’est en revisitant les grands genres hollywoodiens que les frères Coen ont bâti leur réputation de virtuoses du burlesque. Si le film noir ou la comédie n’ont plus de secret pour eux, ils ne s’étaient jamais consacrés au biopic. C’est désormais chose faite puisqu’avec Inside Llewyn Davis, les réalisateurs plongent dans le quotidien d’un musicien qui cherche tant bien que mal à imposer son talent. On craignait d’être confronté à un hommage sans saveur de la musique folk, mais c’était sans compter sur la capacité des deux frères à jouer avec les codes des genres qu’ils revisitent. Certes, le personnage de Llewyn Davis est inspiré de Dave Van Rock – musicien de folk américain oublié, mais il demeure un personnage de fiction : on assiste ainsi à la succession des échecs d’un personnage qui jusqu’au bout, reste un parfait anonyme.

Il faut dire que chez les frères Coen, décrire les pérégrinations des grands perdants de la vie est une seconde nature. Depuis leurs débuts, ils se plaisent à représenter des antihéros qui se retrouvent, bon gré, mal gré, embarqués dans des aventures absurdes. Llewyn Davis fait partie de ces personnages qui, par faiblesse d’esprit ou simple malchance, subissent les aléas de l’existence et prennent les mauvaises décisions : lorsqu’il renonce aux droits d’auteurs d’une chanson à laquelle il a participé, celle-ci s’avère être un tube ; lorsqu’il paye les frais d’avortement d’une ex-copine, soi-disant tombée enceinte par sa faute, il apprend que celle-ci a eu plusieurs relations extraconjugales et qu’il n’est qu’un des pères potentiels… Chez les Coen, tout est une question de (mauvais) karma.

Treize ans après O’Brothers, adaptation burlesque de l’Odyssée, Llewyn Davis a droit à sa propre épopée homérique. Il passe d’appartements en appartements à la recherche d’un ami qui acceptera de l’héberger pour la nuit, il erre de villes en villes dans l’espoir de connaître la gloire… Mais il s’agit d’une odyssée de l’échec, dont les réveils quotidiens du héros montrent qu’elle est condamnée à tourner en boucle. Llewyn est comme pris au piège d’une spirale infernale, figurée par la boucle narrative originelle : de fait, le film s’ouvre et se ferme sur la même scène, un coup de poing asséné par un inconnu en sortie de concert. Enfin, le chat des Gorfein (des amis qui l’hébergent), s’échappe et ressurgit tout au long du film, comme pour figurer les errances de Llewyn. Le chat finit par revenir tout seul au logis et au cours d’une scène qui constitue l’un des sommets comiques du film, Llewyn apprend, sidéré, que le prénom que lui ont donné ses propriétaires n’est autre qu’Ulysse.

Pourtant, contrairement à la plupart des héros des frères Coen, Llewyn Davis est loin d’être un incapable. Dès le début du film, on découvre un artiste à la voix angélique et aux compositions poignantes. Même si on déchante ensuite en découvrant un public plus ennuyé qu’ému, il semble que depuis A Serious Man, le rapport des frères Coen à leurs personnages est en constante évolution : le cynisme dont ils usaient jadis laisse place peu à peu à une forme inédite de tendresse. Ainsi dans Inside Llewyn Davis, les ballades folks que le héros joue tout au long du film offre un contrepoint salvateur à la drôlerie de son quotidien. Ce n’est que lorsqu’il se met à chanter qu’il abandonne cet air impassible – si caractéristique des héros des frères Coen – pour enfin montrer ce qu’il ressent. On découvre alors une sorte d’Orphée moderne qui chante ses souffrances et ressasse la mort de cet ami disparu avec lequel il formait un duo musical, avant qu’il ne se suicide.

La grande force d’Inside Llewyn Davis réside dans ce balancement permanent entre ironie grinçante et affection sincère. Celles-ci finissent par se rencontrer dans l’une des plus belles scènes du film : peu sensible au talent de Llewyn Davis, le producteur de Chicago lui explique qu’il n’a pas l’étoffe d’un leader et lui dit : « Le mieux, c’est de retrouver votre partenaire ». Ignorant tout du suicide de cet ami, il n’a pas conscience du double sens de ses propos, au contraire du spectateur, qui ne sait pas s’il doit y voir une forme d’ironie morbide ou une véritable empathie de la part des réalisateurs.

A la fin du film, Llewyn Davis laisse place sur scène à un certain Bob Dylan, encore inconnu à l’époque. On peut choisir d’y voir une énième marque d’ironie ou une preuve de la tendresse que portent les réalisateurs à cette scène folk qui a préparé l’arrivée de Bob Dylan. Avec Inside Llewyn Davis, les frères Coen continuent de mettre en scène des antihéros, mais pour la première fois, ils ont transformé un laissé pour compte en loser magnifique.

Llewyn Davis errant solitaire

Biolay, le maudit

Le 5 novembre sort Vengeance, le septième album studio de Benjamin Biolay. L’occasion de revenir sur la carrière d’un artiste autant adulé que décrié, dont les rapports à la scène médiatique ont toujours été conflictuels.

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J’attendais en vain que le monde entier m’acclame,
Qu’il me déclare sa flamme

La carrière de Biolay s’est longtemps résumée à ce refrain − extrait de « Padam », titre fédérateur de La Superbe. Et dire que tout avait bien commencé pour le chanteur lyonnais… Tromboniste de talent, il sort du conservatoire de Lyon au début des années 90 et s’installe à Paris pour percer dans le milieu de la chanson. Après plusieurs tentatives infructueuses, il se fait remarquer en 2000 en participant au retour triomphal d’Henri Salvador, lui offrant notamment le tube « Jardin d’Hiver ».

 Premières distinctions et premières déconvenues

Rose Kennedy, son premier album, sort en 2001 et le propulse au rang de révélation française de l’année aux Victoires de la Musique. Parce qu’il compose aussi bien qu’il écrit et qu’il possède un timbre de voix singulier, Biolay se démarque d’emblée d’une grande partie des artistes français de son époque. Quand paraît deux ans plus tard Négatif, la critique s’emballe et se met à voir en lui un Gainsbourg ressuscité. Les prétendues ressemblances sont autant physiques − les cheveux gras, le regard provocant − qu’artistiques − une grande dextérité dans la manipulation du verbe, un goût prononcé pour les collaborations, essentiellement féminines. Par souci d’humilité, Biolay refuse cette comparaison, en vain. Le public n’y voit que de la fausse modestie et l’accuse de rejouer en moins bien la partition délivrée par Gainsbourg à son époque. On en oublie presque que Négatif est un brillant album de ballades pop-folk que l’artiste se plait à susurrer.

Du mépris à la gloire

Pour ne rien arranger, en interview, sa timidité est prise pour de l’arrogance. Une image de bobo insupportable lui est alors accolée et ne le quittera plus. Biolay sort A l’Origine puis Trash Yéyé, un album sombre aux arrangements riches et subtils. Les deux albums sont unanimement salués par la critique, mais ignorés par le public. Si certains artistes comprennent très tôt qu’ils ne vendront jamais des disques à la pelle, Biolay est de ceux qui semblent souffrir de ce manque de considération.

En 2009, il est remercié par EMI et rejoint les bancs de Naïve. La Superbe paraît la même année et emporte tout sur son passage. L’album, plus optimiste, plus accessible mais non moins exigeant, se vend à 200 000 exemplaires (soit dix fois plus que Trash Yéyé !) et offre à son auteur deux nouvelles victoires de la musique et une tournée triomphale. Ironie du sort, c’est précisément au moment où Biolay a cessé de rechercher la reconnaissance du public que celui-ci l’a porté aux nues.

Une vengeance rose bonbon

Benjamin Biolay pochette Vengeance

Si le goût de la revanche est doux, celui de la vengeance est souvent beaucoup plus amer. Vengeance, c’est précisément le nom qu’a choisi Biolay pour son nouvel album. Mais ce titre est volontairement trompeur : loin de vouloir se venger, il y apparaît comme un homme accompli et apaisé. A l’écoute de cet album, on sent que Biolay a cherché avant tout à se faire plaisir. Il multiplie les collaborations avec des artistes qu’il apprécie (Vanessa Paradis, Orelsan, etc.) et effectue la synthèse d’influences musicales variées: l’électro, le hip-hop, le rock indé ou la chanson. Les morceaux n’ont pas tous la même force : certains sont dispensables quand d’autres figurent déjà parmi les pièces maitresses de la discographie de l’artiste. On songe à Profite, apologie douce amère du plaisir de l’instant, Marlène Déconne et Sous Le Lac Gelé, deux titres dont les boucles électroniques font résonner des histoires d’amours poignantes et Ne Regrette rien, où le constat résigné du chanteur aguerri entre en collision avec la révolte du jeune rappeur.

Vengeance n’est sans doute pas le meilleur album de Biolay, mais il n’en reste pas moins un album majeur. Parce qu’il craint par-dessus tout de se répéter, l’artiste est une fois de plus parvenu à proposer un album foncièrement original : son aspect hétéroclite déstabilise, mais l’esprit de liberté qui se dégage de piste en piste rend le tout harmonieux et cohérent. Si La Superbe avait constitué pour l’artiste un acte de libération, Vengeance est un véritable manifeste de liberté. La liberté inconditionnelle d’un artiste qui, en poète maudit ou en artiste reconnu, continue de faire les beaux jours de la chanson française.

Biennale de Lyon, Saint-Just : l’esclavage selon Tom Sachs

Dans le cadre de la 12e Biennale de Lyon, des artistes venus du monde entier investissent des lieux phares de Lyon et ses alentours. L’église Saint-Just accueille à titre exceptionnel l’œuvre de Tom Sachs, un artiste américain qui met en rapport l’esclavage traditionnel et les absolutismes contemporains. Quand un lieu de culte se fait galerie d’art, le rapport à la création en est bouleversé.

Barbie Slave Ship, Tom Sachs

Tom Sachs – Barbie Slave Ship

L’œuvre de Tom Sachs est de celles dont on se souvient longtemps après l’avoir contemplée, tant l’aura qui l’entoure est unique. Pourtant, le sujet est loin d’être original — l’artiste se propose de raconter, à travers une dizaine d’installations, l’histoire de l’esclavage : c’est la manière dont il s’y prend pour traiter de ce thème qui suscite l’ intérêt.

Barbie au royaume des cauchemars

L’œuvre principale de l’exposition, le Barbie Slave Ship, est une maquette du Victory, un navire de ligne du XVIIIe siècle. Mais en lieu et place des esclaves attendus, des poupées barbies se trouvent attachées, entassées et alignées. En opérant ce déplacement, Tom Sachs glisse habilement d’un type d’esclavage à un autre : le joug, autrefois exclusivement physique, se déplace au XXIe siècle dans la sphère de l’intellectuel : il s’agit désormais d’assujettir l’esprit et qui mieux que le diktat de l’apparence pour s’en charger ? Ces barbies, malgré leur posture, continuent d’afficher envers et contre tous le même sourire figé, glacé et glaçant. L’aspect ludique de l’œuvre se double d’une dimension cauchemardesque — imaginez deux cents poupées parfaitement similaires — que l’atmosphère solennelle du lieu ne fait que renforcer.

Jouer à se faire peur

Les autres installations offrent également un balancement permanent entre jeu et épouvante. En pénétrant l’enceinte de l’église, le visiteur reçoit un plan sur lequel figure l’emplacement de toutes les œuvres. Il se mue en explorateur puisqu’il doit trouver lui-même les œuvres. Le plus souvent, la curiosité et la satisfaction d’une trouvaille laissent place à une sensation de malaise une fois l’objet découvert. Le bateau de barbie est disposé de telle manière que le visiteur ne voit d’abord qu’une sorte de jouet grandeur nature ; c’est en s’approchant et en observant avec minutie l’œuvre qu’il découvre avec stupéfaction l’existence des poupées. La découverte de la Headbox crée le même effet. Placé derrière des grilles, cet étrange objet, qui suscite d’abord la curiosité, se révèle être un instrument de torture physique et mentale terrifiant. L’idée est brillante, l’impression laissée, redoutable. Enfin, le McMaster, gros livre fait de bronze, est placé sur un piédestal : l’espace revêt une importance cruciale puisque trônant dans la pénombre majestueuse de l’église, l’objet est érigé au rang de livre sacré, de nouvelle Bible, où le capitalisme incarne un dieu à vénérer. Le résultat est aussi remarquable que dérangeant.

Un cadre déterminant

L’exposition de Tom Sachs est une réussite en tout point. L’auteur est parvenu à investir à la perfection le lieu choisi et à en explorer toutes les ressources pour jouer de décalages permanents. Les œuvres présentées ne manquent ni d’intelligence ni de force, mais leur potentiel n’est parfaitement exploité que grâce au lieu dans lequel elles se trouvent. Le choix de l’église est des plus judicieux : l’atmosphère qu’il crée et l’éclairage particulier qu’il permet influent nécessairement — et c’est une bonne chose — sur l’histoire que raconte l’exposition et sur l’impression qu’elle laisse chez le visiteur.

L’aspect solennel du lieu, le silence presque parfait qu’il nous impose et qu’on se garde bien de troubler, nous permet d’entrer tout de suite, et paradoxalement, avant même de l’avoir contemplée, dans l’œuvre. Il n’y a pas de temps de latence : entrer dans l’église, c’est déjà d’une certaine manière entrer dans l’univers de l’exposition qui nous sera présentée. De même, au cours de la visite, rien ne vient déconcentrer le visiteur : pas d’intrusions sonores ou visuelles, qui le ferait sortir de l’illusion artistique à laquelle il se soumet volontairement. En sortant de l’église, on peine à qualifier ce qu’on vient de voir: on sait juste qu’on vient de vivre une expérience mystique et dépaysante. Et l’on se dit que finalement, le monde de barbie n’a pas dévoilé tous ses mystères.

Benjamin Biolay – Vengeance

Benjamin Biolay pochette Vengeance

«J’attendais en vain que le monde entier m’acclame / qu’il me déclare sa flamme / dans une orgie haut de gamme». Dans «Padam», l’un des titres phares de La Superbe, Biolay paraît porter un regard lucide, quasi fataliste sur les rapports ambivalents qu’il entretient avec le public. Ironie du sort, c’est au moment même où il s’est montré résigné qu’il a enfin renoué avec le succès puisqu’avec cet album, il fut porté aux nues et par le public (l’album est certifié double disque de platine, du jamais vu pour l’artiste) et par la critique, dithyrambique à souhait.

Appréhender le nouvel album de Biolay, Vengeance, n’est donc pas chose aisée car éviter la confrontation avec le monument qu’est La Superbe paraît difficile, sinon impossible. Mais notre chance c’est de considérer que même si ce dernier est un très bon album, il n’est pas supérieur à ceux qui le précèdent. On lui préfère même Trash Yéyé, d’une cohérence parfaite et d’une inventivité remarquable. L’avantage, c’est que dès lors, Vengeance peut être considéré pour lui-même et n’a pas à souffrir la comparaison avec son aîné.

Ainsi cet album nous surprend surtout par la variété de ses influences: du rock au rap à la variété en passant par l’électro, tout y est ou presque. Au détriment de la cohérence qui faisait autrefois la force des albums de Biolay? Peut-être en partie mais pas complètement: l’idée de vengeance – ou plutôt l’idée de son dépassement – est là pour faire le lien entre des morceaux très différents. « Aime mon amour », titre d’ouverture, donne le ton puisque le chanteur y fait preuve de résignation en acceptant que celle qu’il aime appartienne à quelqu’un d’autre. Quant au titre éponyme et à son équivalent espagnol Venganza, ils insistent sur la nécessité de passer à autre chose et relativisent l’idée même de vengeance : «Il n’y a ni pardon ni revanche/ L’oubli, l’oubli en revanche / Reste l’unique et seule vengeance».

Biolay est apaisé. Apaisé et libre: voilà ce qui fait paradoxalement la cohérence de l’album. En effet, l’artiste paraît avoir ôté pour de bon la bride qui le contraignait parfois à l’autocensure. Voilà pourquoi il multiplie les influences. Voilà également pourquoi de Vanessa Paradis à Orelsan, Oxmo Puccino, Carl Barât et Gesa Hansen, les collaborations s’enchaînent sur cet album. Clairement, Biolay a cherché avant tout à se faire plaisir. Pour le meilleur et pour le pire puisqu’une moitié de l’album nous semble remarquable, l’autre plus contrastée. Au rang des belles réussites, on retrouve « Profite » (en duo avec Vanessa Paradis), apologie du Carpe Diem certes cliché mais émouvante tant Biolay excelle dans le rôle de l’écorché. On retient également « Personne dans mon lit » qui combine avec succès des arrangements typiquement biolesques et un texte très premier degré, un brin mélo mais réellement émouvant. « Confettis » (en duo avec Julia Stone) a la même force: Biolay y apparaît apaisé et reconnaissant. Impossible ici d’ignorer la double énonciation : «Ça me va droit au coeur d’avoir toute votre estime». L’adresse au public émerge nécessairement au sein du discours amoureux.

Quatre titres nous marquent encore davantage et nous paraissent tout bonnement brillants: « Ne regrette rien » tout d’abord, en duo avec Orelsan, parce que les arrangements et le texte y sont remarquables («Nos pas se suivent dans la neige/ Nos coeurs se pâment / Nos corps se piègent / Ne regrette rien.») et que le contraste établi entre le constat lucide et posé du chanteur et la révolte fougueuse du rappeur est saisissant; Les trois titres électro ensuite qui nous paraissent les plus réussis car outre l’excellent « Jaloux de tout » (présent sur La Superbe), Biolay ne s’était jamais réellement engagé sur ce terrain. Ainsi, « L’insigne honneur », « Marlène déconne » (comprenez « Ma reine des connes ») et leur rythme effréné sauront à coup sûr nous transporter et nous faire danser tout l’hiver. Mais la chanson la plus marquante de l’album s’avère être « Sous le lac gelé », pour ses images saisissantes, ses multiples variations et ruptures musicales et son refrain aussi inspiré qu’inspirant: «Dans ta langue d’infirme/ Il faut que tu m’affirmes, que tu me quittes comme comme dans les films/ Dans ta langue difforme/ Il faut que tu m’informes, si tu me quittes même même sans les formes/ Noir, c’est noir, comme un goût bizarre.»

Néanmoins, tout l’album n’est pas aussi convaincant non seulement parce qu’il est difficile d’être sensible à toutes les influences qui y sont présentes mais aussi parce que certains titres nous paraissent mineurs car peu ambitieux ou peu inspirés. C’est le cas de «Le sommeil attendra» qu’on écoute avec plaisir mais qu’on oublie presque aussitôt. C’est aussi le cas des titres trop variétisants de l’album qu’un Biolay moins libre aurait probablement jadis écarté d’un revers de main : on pense à « Trésor trésor », sauvé in extremis par quelques phrases bien tournées et à « La fin de la fin » dont les arrangements, le texte et les choeurs nous paraissent venus d’une époque qu’on pensait – et espérait – pourtant révolue.

Assurément, Biolay a fait le choix de ne pas se censurer et s’il y a peut-être plus de ratés qu’à l’accoutumée, l’ensemble reste globalement de très bonne facture. Les morceaux qui se démarquent nous laissent penser que l’album peut légitimement occuper une place de choix dans l’oeuvre de l’artiste. Il s’inscrit même dans une certaine forme de continuité avec l’album précédent puisque là où La Superbe constituait, tant sur le plan de la composition qu’au niveau des retombées médiatiques, un acte de libération, Vengeance se fait manifeste de liberté. Une liberté inconditionnelle qui associée à une habileté certaine dans l’art de composer des chansons confirme l’idée qu’en passant du statut d’artiste «maudit» à celui d’artiste reconnu, Biolay n’a finalement rien perdu en route et surtout pas sa Superbe.

Treize chansons de Barbara – Daphné

Treize chansons de barbara Daphné

Encore un! Voilà notre réaction type à la sortie de chaque nouvel album de reprises. En effet, face à la prolifération d’albums de ce genre, l’agacement général commence à être de mise. Mais lorsque c’est Daphné (dont le talent n’est plus à prouver) qui décide de s’attaquer à l’oeuvre de Barbara, on se retrouve partagé entre un sentiment de consternation (Daphné aussi est réduite à cela?) et un intérêt certain pour un projet qui sur le papier, dégagé de tout a priori, a tout pour plaire. La question est simple: Daphné est-elle capable de donner une nouvelle existence à des chansons qui ont marqué leur temps et sont aujourd’hui unanimement considérées comme des classiques indémodables de la chanson française?

Ce qu’il faut d’emblée reconnaître, c’est que la voix de Daphné se substitue parfaitement à celle de Barbara: le passage de témoin paraît des plus naturels ce qui en soi, est déjà une performance notoire. Toutefois, notre enthousiasme premier laisse rapidement place à un sentiment de lassitude voire d’agacement. Si le disque est un joli hommage et si les interprétations visent toujours juste, on sent que Daphné, par humilité ou par crainte, reste trop fidèle aux versions originales. Le problème c’est qu’à trop respecter son aînée, elle ne parvient pas à insuffler un souffle nouveau aux morceaux repris. Tout au long de l’album, on ne parvient à oublier l’interprète originale: par exemple, le duo avec Biolay (qui laissait présager le meilleur) sur « Dis quand reviendras-tu? » ne manque pas de charme mais peine à convaincre. En guise de comparaison, La Grande Sophie s’en était beaucoup mieux sortie auparavant en reprenant cette même chanson parce qu’elle était parvenue à en moderniser les arrangements sans les dénaturer.

L’album n’est pas complètement raté: on doit bien reconnaître que la voix archi-sensuelle de Daphné continue de nous transporter. Étrangement, c’est sur « l’Aigle noir » (qu’on pensait inchantable!) qu’elle nous émeut le plus parce que son interprétation tout en douceur tranche assez nettement avec l’interprétation puissante et poignante de Barbara. Pour autant, on reste globalement sur notre faim tant on attendait de Daphné qu’elle dépasse le simple hommage pour nous emmener non pas plus loin mais ailleurs, ce qui, avouons le, est loin d’être le cas. Treize chansons de Barbara n’est pas dénué du charme et de l’élégance qui caractérisent Daphné mais son manque d’ambition et d’impertinence ne lui permet pas de se démarquer des autres albums de reprises. Voilà qui ne risque pas de nous réconcilier avec le genre. Encore un… hélas oui, encore un!

Le prix de l’Eden – Pauline Croze

Pauline Croze, Le prix de l'Eden

Cinq ans. Voilà le temps qu’il nous a fallu attendre pour découvrir enfin le nouveau Pauline Croze. Si son premier album éponyme nous avait particulièrement séduits tant il avait apporté un vent de fraicheur à la chanson française, son deuxième opus, Un bruit qui court, s’était avéré déconcertant et pour être tout à fait honnête quelque peu décevant. Le projet ne manquait pourtant pas d’ambition mais hélas, le souci d’expérimentation y occupait une place telle que la légèreté du premier album avait laissé place à une forme de lourdeur maladroite : les mélodies autrefois délicieusement souriantes s’étaient certes étoffées mais paraissaient alors compliquées, tortueuses. Autant dire qu’au moment d’écouter ce troisième album, intitulé Le prix de l’Eden , la joie d’entendre résonner de nouveau la voix ô combien charmante de Pauline Croze se mêlait de la crainte que l’artiste ne retrouverait pas l’insouciance qui avait fait sa force à ses débuts.

Heureusement, l’artiste semble avoir retenu la leçon du deuxième album (quasiment passé inaperçu) tant elle paraît ici revenir aux fondamentaux. Les textes, empreints de mélancolie sont toujours incisifs et souvent remarquablement écrits, les mélodies gagnent en simplicité et le tout nous paraît donc plus accessible car moins exigeant. De quoi être aussi enthousiaste que nous l’avions été à ses débuts ? Hélas non, malgré notre bonne volonté et des écoutes répétées, le charme ne prend pas réellement. On a en fait le sentiment que le spectre du deuxième album est encore présent et que Pauline Croze se trouve dans une position où revenir à ce qui a fait son succès lui semblerait être une régression, un aveu de faiblesse, crainte tout à fait légitime d’autant qu’on peut supposer que le résultat final ne serait au mieux qu’un ersatz du premier album. En même temps, l’interprète semble avoir à cœur de ne pas rééditer l’expérience du deuxième album, expérience qu’on imagine difficile pour tout artiste qui s’investit dans un projet et doit constater que son enthousiasme n’est pas partagé. Ce ne sont là que des suppositions, peut-être même des fabulations mais qu’importe car l’impression qu’on a à l’écoute de cet album, c’est bien que Pauline Croze est tiraillée entre l’envie de créer une œuvre élaborée et novatrice et une forme de retenue, d’humilité contrainte. De fait, les morceaux alternent entre un idéal de simplicité et un désir d’expérimentation et manquent finalement d’identité. Les mélodies n’ont ni l’énergie tourbillonnante du premier album ni l’audace désarmante du deuxième album. En conséquence, l’ensemble paraît laborieux parce qu’il semble manquer de spontanéité, de folie et, en somme, d’âme.

Plusieurs morceaux sortent toutefois du lot et nous confirment que Pauline Croze a toujours un potentiel certain qui reste inexploité : dans le désordre, on peut citer « Cicatrice » et son refrain qui nous envoute tant par sa mélodie que par son texte (« Qui d’autre pourrait me faire d’un baiser le baume de cette cicatrice ? »), « Quelle heure est-il ? », son rythme entêtant et ses arrangements efficaces mais riches, « Heures creuses » et son envolée musicale finale ou encore « Ma rétine » qui apporte un peu de variété à l’album parce qu’ici les synthés remplacent les traditionnelles cordes. Mais c’est « Dans la ville » qui se révèle être le titre le plus fort de l’album : le texte réussit parfaitement à raconter la cristallisation amoureuse (« Mais dans la ville, je m’aperçois/ Ces adresses inutiles, je n’y reviendrai pas / Mais dans la ville, je m’aperçois / Ces journées d’avril, ce n’était que toi. »), la mélodie nous transporte et l’interprétation est magistrale.

Cinq titres sur onze donc, voilà un bilan qui n’est pas catastrophique, loin de là. On attend simplement de Pauline Croze qu’elle sorte enfin cet album majeur qui marquera les esprits. Pour cela, il faut que celle-ci ose de nouveau lâcher les chevaux et trouve le juste milieu entre expérimentation et émotion. L’Eden a un prix: qui recherche la connaissance en est exclu. Mais considérant ce que Pauline Croze nous livre à certains moments sur cet album, il est légitime de penser qu’elle est tout à fait capable d’y retourner.

La place du fantôme – La Grande Sophie

La Grande Sophie, la Place du Fantome

Il est des albums que l’on écoute de temps à autre, avec une certaine mélancolie, parce qu’ils nous rappellent que du temps a passé. Ceux-ci sont légion. Il en est d’autres qui paraissent capables de perdurer dans le temps pour leurs qualités esthétiques. Ceux-là, bien plus rares, deviennent les classiques des générations suivantes. Ils forment un idéal vers lequel doit tendre quiconque a la prétention d’être un artiste car c’est là que la chanson, au sens large, peut se targuer, sinon d’atteindre, du moins de flirter avec l’art. Des Vagues et des Ruisseaux, avant dernier album de La Grande Sophie, était déjà de ce bois-là : encensé par la critique, apprécié par le public, il avait permis à son auteur d’être enfin considérée comme une représentante majeure de la chanson française contemporaine.

A l’écoute de La Place du fantôme, le premier constat qui s’impose est qu’il ne ressemble en fait que partiellement au précédent. Un premier point positif quand on sait combien, pour un artiste, la tentation de refaire ce qui a fonctionné peut être grande. Ainsi, si la présence de cordes paraissaient aller de soi, celles-ci se font discrètes et laissent le champ libre aux synthés. De même, les chœurs et autres vocalises qui avaient fait la force de Des Vagues et des Ruisseaux sont (bien heureusement) présents mais de manière moins prononcée, sans doute plus subtile. Le mot est posé. La subtilité, voilà ce qui semble être le principe roi ici : subtilité des textes, du chant, des mélodies et des arrangements. L’album est court (38 minutes !) et ce resserrement est révélateur de la volonté de LGS de faire de chaque titre un exemple de précision. Un choix judicieux puisque les dix chansons qui composent cet album sont autant de trouvailles musicales. La variété est de mise puisque se côtoient ici mélodies endiablés (Quand on parle de toi) et rythmes beaucoup plus lents et parfois même lancinants, textes fondés sur les jeux de mots (Ne m’oublie pas) ou sur la transmission d’une émotion à l’état brut (Tu fais ton âge), sonorités rock (Bye-bye etc.), pop, chanson française (Suzanne) ou disco (Dans ton royaume).

Ce qui fait alors le lien entre des morceaux si singuliers, c’est que tous sont fondés sur l’idée d’une absence à combler ou plutôt sur la manière de figurer cette absence. Les fantômes se nichent ici dans chacune des plages du disque et il s’agit bien pour l’artiste de les dompter par les mots quand ils se font peut-être trop farouches dans la vie de tous les jours. Sans tomber dans la psychologisation, il semble que La Grande Sophie assume enfin ses failles, revendique ses doutes et le résultat est puissant.

Ainsi, d’une voix de tête enfin assumée (et quelle voix !) elle dresse, dès l’ouverture de l’album, un constat cruel mais lucide : « Bye-bye mes rêves me quittent pour toujours / Bye-bye ce soir c’est le vide autour/ Bye-bye tout autour tout autour de mon lit ». Le ton de l’album est donné. Nécessairement, la mélancolie est de la partie et se retrouve déclinée sous toutes ses formes : elle se fait à la fois peur de la solitude, de l’oubli, hantise du temps qui passe, de la mort et même de l’existence avortée (le fantôme !). Quant au traitement de cette mélancolie, il se caractérise lui aussi par son aspect polymorphe. Avec Ne m’oublie pas, la peur de l’oubli transparait dans le martèlement infernal mi-rieur, mi-désabusé. La peur de la mort est quant à elle soit évoquée de manière grave (Tu fais ton âge et son adresse cruelle et complice), soit exorcisée par le biais d’une mélodie souriante à la force d’un Marcia Baila (Sucrer les fraises). Enfin, l’angoisse de solitude est symbolisée à travers différentes adresses impossibles à des êtres disparus ou avortés : Peut-être jamais semble balancer entre fatalité et espoir quasi désespéré tandis que la Suzanne évoquée et invoquée dans le dernier titre de l’album ne se manifestera jamais : l’album se clôt sur un ultime « Réponds-moi Suzanne », appel au secours déchirant qui restera sans réponse. Sur Ma Radio, la solitude n’apparaît qu’en creux au détour d’une apologie de la radio, objet qui se substituant à la présence humaine ne fait que mieux figurer son absence : ici, le rythme se veut lent, la voix profonde, trainante et quand celle-ci se tait, une puissante envolée musicale sur fond de vocalises vient prendre le relai. De manière générale, les digressions musicales font leur apparition sur certains titres et nous étonnent (au sens fort du terme). On en redemande. Gageons que La Grande Sophie creusera ce sillon à l’avenir.

En attendant, cette appréhension multiple de l’absence permet au disque d’être cohérent sans être monotone, personnel sans être minimaliste, mélancolique sans être plombant. Ecoutable en boucle sans risque d’overdose, La Place du fantôme est, à la suite de Des vagues et des Ruisseaux, de ces albums intemporels qui nous convainquent que la frontière entre musique moderne et art est parfois plus floue que certains esprits se bornent à croire. Mais il réussit l’exploit d’aller plus loin que son prédécesseur grâce à une thématique porteuse et une inspiration musicale plus assurée, plus précise. L’album français de l’année à n’en pas douter. Qui a dit que les fantômes devaient être craints ? Avec La Grande Sophie, on n’attend plus qu’une chose, qu’ils continuent de nous hanter et de nous enchanter.