Inside Llewyn Davis : l’odyssée de l’échec
C’est en revisitant les grands genres hollywoodiens que les frères Coen ont bâti leur réputation de virtuoses du burlesque. Si le film noir ou la comédie n’ont plus de secret pour eux, ils ne s’étaient jamais consacrés au biopic. C’est désormais chose faite puisqu’avec Inside Llewyn Davis, les réalisateurs plongent dans le quotidien d’un musicien qui cherche tant bien que mal à imposer son talent. On craignait d’être confronté à un hommage sans saveur de la musique folk, mais c’était sans compter sur la capacité des deux frères à jouer avec les codes des genres qu’ils revisitent. Certes, le personnage de Llewyn Davis est inspiré de Dave Van Rock – musicien de folk américain oublié, mais il demeure un personnage de fiction : on assiste ainsi à la succession des échecs d’un personnage qui jusqu’au bout, reste un parfait anonyme.
Il faut dire que chez les frères Coen, décrire les pérégrinations des grands perdants de la vie est une seconde nature. Depuis leurs débuts, ils se plaisent à représenter des antihéros qui se retrouvent, bon gré, mal gré, embarqués dans des aventures absurdes. Llewyn Davis fait partie de ces personnages qui, par faiblesse d’esprit ou simple malchance, subissent les aléas de l’existence et prennent les mauvaises décisions : lorsqu’il renonce aux droits d’auteurs d’une chanson à laquelle il a participé, celle-ci s’avère être un tube ; lorsqu’il paye les frais d’avortement d’une ex-copine, soi-disant tombée enceinte par sa faute, il apprend que celle-ci a eu plusieurs relations extraconjugales et qu’il n’est qu’un des pères potentiels… Chez les Coen, tout est une question de (mauvais) karma.
Treize ans après O’Brothers, adaptation burlesque de l’Odyssée, Llewyn Davis a droit à sa propre épopée homérique. Il passe d’appartements en appartements à la recherche d’un ami qui acceptera de l’héberger pour la nuit, il erre de villes en villes dans l’espoir de connaître la gloire… Mais il s’agit d’une odyssée de l’échec, dont les réveils quotidiens du héros montrent qu’elle est condamnée à tourner en boucle. Llewyn est comme pris au piège d’une spirale infernale, figurée par la boucle narrative originelle : de fait, le film s’ouvre et se ferme sur la même scène, un coup de poing asséné par un inconnu en sortie de concert. Enfin, le chat des Gorfein (des amis qui l’hébergent), s’échappe et ressurgit tout au long du film, comme pour figurer les errances de Llewyn. Le chat finit par revenir tout seul au logis et au cours d’une scène qui constitue l’un des sommets comiques du film, Llewyn apprend, sidéré, que le prénom que lui ont donné ses propriétaires n’est autre qu’Ulysse.
Pourtant, contrairement à la plupart des héros des frères Coen, Llewyn Davis est loin d’être un incapable. Dès le début du film, on découvre un artiste à la voix angélique et aux compositions poignantes. Même si on déchante ensuite en découvrant un public plus ennuyé qu’ému, il semble que depuis A Serious Man, le rapport des frères Coen à leurs personnages est en constante évolution : le cynisme dont ils usaient jadis laisse place peu à peu à une forme inédite de tendresse. Ainsi dans Inside Llewyn Davis, les ballades folks que le héros joue tout au long du film offre un contrepoint salvateur à la drôlerie de son quotidien. Ce n’est que lorsqu’il se met à chanter qu’il abandonne cet air impassible – si caractéristique des héros des frères Coen – pour enfin montrer ce qu’il ressent. On découvre alors une sorte d’Orphée moderne qui chante ses souffrances et ressasse la mort de cet ami disparu avec lequel il formait un duo musical, avant qu’il ne se suicide.
La grande force d’Inside Llewyn Davis réside dans ce balancement permanent entre ironie grinçante et affection sincère. Celles-ci finissent par se rencontrer dans l’une des plus belles scènes du film : peu sensible au talent de Llewyn Davis, le producteur de Chicago lui explique qu’il n’a pas l’étoffe d’un leader et lui dit : « Le mieux, c’est de retrouver votre partenaire ». Ignorant tout du suicide de cet ami, il n’a pas conscience du double sens de ses propos, au contraire du spectateur, qui ne sait pas s’il doit y voir une forme d’ironie morbide ou une véritable empathie de la part des réalisateurs.
A la fin du film, Llewyn Davis laisse place sur scène à un certain Bob Dylan, encore inconnu à l’époque. On peut choisir d’y voir une énième marque d’ironie ou une preuve de la tendresse que portent les réalisateurs à cette scène folk qui a préparé l’arrivée de Bob Dylan. Avec Inside Llewyn Davis, les frères Coen continuent de mettre en scène des antihéros, mais pour la première fois, ils ont transformé un laissé pour compte en loser magnifique.