La place du fantôme – La Grande Sophie

par AS

La Grande Sophie, la Place du Fantome

Il est des albums que l’on écoute de temps à autre, avec une certaine mélancolie, parce qu’ils nous rappellent que du temps a passé. Ceux-ci sont légion. Il en est d’autres qui paraissent capables de perdurer dans le temps pour leurs qualités esthétiques. Ceux-là, bien plus rares, deviennent les classiques des générations suivantes. Ils forment un idéal vers lequel doit tendre quiconque a la prétention d’être un artiste car c’est là que la chanson, au sens large, peut se targuer, sinon d’atteindre, du moins de flirter avec l’art. Des Vagues et des Ruisseaux, avant dernier album de La Grande Sophie, était déjà de ce bois-là : encensé par la critique, apprécié par le public, il avait permis à son auteur d’être enfin considérée comme une représentante majeure de la chanson française contemporaine.

A l’écoute de La Place du fantôme, le premier constat qui s’impose est qu’il ne ressemble en fait que partiellement au précédent. Un premier point positif quand on sait combien, pour un artiste, la tentation de refaire ce qui a fonctionné peut être grande. Ainsi, si la présence de cordes paraissaient aller de soi, celles-ci se font discrètes et laissent le champ libre aux synthés. De même, les chœurs et autres vocalises qui avaient fait la force de Des Vagues et des Ruisseaux sont (bien heureusement) présents mais de manière moins prononcée, sans doute plus subtile. Le mot est posé. La subtilité, voilà ce qui semble être le principe roi ici : subtilité des textes, du chant, des mélodies et des arrangements. L’album est court (38 minutes !) et ce resserrement est révélateur de la volonté de LGS de faire de chaque titre un exemple de précision. Un choix judicieux puisque les dix chansons qui composent cet album sont autant de trouvailles musicales. La variété est de mise puisque se côtoient ici mélodies endiablés (Quand on parle de toi) et rythmes beaucoup plus lents et parfois même lancinants, textes fondés sur les jeux de mots (Ne m’oublie pas) ou sur la transmission d’une émotion à l’état brut (Tu fais ton âge), sonorités rock (Bye-bye etc.), pop, chanson française (Suzanne) ou disco (Dans ton royaume).

Ce qui fait alors le lien entre des morceaux si singuliers, c’est que tous sont fondés sur l’idée d’une absence à combler ou plutôt sur la manière de figurer cette absence. Les fantômes se nichent ici dans chacune des plages du disque et il s’agit bien pour l’artiste de les dompter par les mots quand ils se font peut-être trop farouches dans la vie de tous les jours. Sans tomber dans la psychologisation, il semble que La Grande Sophie assume enfin ses failles, revendique ses doutes et le résultat est puissant.

Ainsi, d’une voix de tête enfin assumée (et quelle voix !) elle dresse, dès l’ouverture de l’album, un constat cruel mais lucide : « Bye-bye mes rêves me quittent pour toujours / Bye-bye ce soir c’est le vide autour/ Bye-bye tout autour tout autour de mon lit ». Le ton de l’album est donné. Nécessairement, la mélancolie est de la partie et se retrouve déclinée sous toutes ses formes : elle se fait à la fois peur de la solitude, de l’oubli, hantise du temps qui passe, de la mort et même de l’existence avortée (le fantôme !). Quant au traitement de cette mélancolie, il se caractérise lui aussi par son aspect polymorphe. Avec Ne m’oublie pas, la peur de l’oubli transparait dans le martèlement infernal mi-rieur, mi-désabusé. La peur de la mort est quant à elle soit évoquée de manière grave (Tu fais ton âge et son adresse cruelle et complice), soit exorcisée par le biais d’une mélodie souriante à la force d’un Marcia Baila (Sucrer les fraises). Enfin, l’angoisse de solitude est symbolisée à travers différentes adresses impossibles à des êtres disparus ou avortés : Peut-être jamais semble balancer entre fatalité et espoir quasi désespéré tandis que la Suzanne évoquée et invoquée dans le dernier titre de l’album ne se manifestera jamais : l’album se clôt sur un ultime « Réponds-moi Suzanne », appel au secours déchirant qui restera sans réponse. Sur Ma Radio, la solitude n’apparaît qu’en creux au détour d’une apologie de la radio, objet qui se substituant à la présence humaine ne fait que mieux figurer son absence : ici, le rythme se veut lent, la voix profonde, trainante et quand celle-ci se tait, une puissante envolée musicale sur fond de vocalises vient prendre le relai. De manière générale, les digressions musicales font leur apparition sur certains titres et nous étonnent (au sens fort du terme). On en redemande. Gageons que La Grande Sophie creusera ce sillon à l’avenir.

En attendant, cette appréhension multiple de l’absence permet au disque d’être cohérent sans être monotone, personnel sans être minimaliste, mélancolique sans être plombant. Ecoutable en boucle sans risque d’overdose, La Place du fantôme est, à la suite de Des vagues et des Ruisseaux, de ces albums intemporels qui nous convainquent que la frontière entre musique moderne et art est parfois plus floue que certains esprits se bornent à croire. Mais il réussit l’exploit d’aller plus loin que son prédécesseur grâce à une thématique porteuse et une inspiration musicale plus assurée, plus précise. L’album français de l’année à n’en pas douter. Qui a dit que les fantômes devaient être craints ? Avec La Grande Sophie, on n’attend plus qu’une chose, qu’ils continuent de nous hanter et de nous enchanter.